Accompagner un changement nécessite de l’extériorité

Lors d’une mission récente d’accompagnement du changement en entreprise, deux chefs de services concernés par ma mission conjuraient leurs collaborateurs respectifs de se parler pour inventer des façons de travailler ensemble plus efficaces. Ces incitations duraient depuis 4 ans sans aucun succès réel. Tantôt un service faisait une tentative de rapprochement, avec pour effet dans l’autre service de faire la sourde oreille, tantôt c’était l’autre qui posait ses problèmes mais ils n’étaient nullement pris en compte.
Sollicité par le patron des deux chefs de services sur un besoin d’amélioration continue au sein de son organisation, et sans rien savoir de cette étanchéité inter services, je me rapprochais de celui des services qui était le plus client de l’autre – celui qui sous-traitait à l’autre une partie des prestations qu’il délivrait. En interviewant les collaborateurs puis en les fédérant autour d’une recherche de progrès à leur initiative, en mode intelligence collective, ils suggérèrent une réunion avec les collaborateurs de l’autre service, réunion que je conduisis aisément tant la bonne volonté régnait de part et d’autre.
Fort de propositions de coopération dont aucune n’émanait directement de moi, je rencontrais le patron et les deux chefs de service pour leur faire part des avancées de leurs collaborateurs respectifs quant à une coopération prometteuse. Les deux chefs de service me regardèrent alors d’un air inquiet comme si j’avais pratiqué de la magie ou de la manipulation de haut vol pour atteindre ce résultat ; l’inquiétude pointait leur propre sentiment d’impuissance face au problème.

C’est alors seulement qu’ils m’avouèrent avoir tenté en vain ce rapprochement depuis 4 ans. Je fis alors le lien entre cette apparente résistance au changement , donc à la coopération, et l’histoire que se racontaient les collaborateurs des deux services, histoire qu’ils m’avaient livrée comme un fait divers: chacun voulait que son propre chef transmette des griefs à l’autre service sur le travail de mauvaise qualité qui en émanait. Mais comme les deux chefs, pour inciter leurs collaborateurs respectifs à la coopération, montraient ostensiblement qu’existait entre eux une relation quasi amicale, aucun des collaborateurs des 2 équipes ne voyaient d’amélioration possible par le biais de la hiérarchie : « Entre copains on ne se critique pas ! »

Quelle leçon tirer de cet épisode ?
Les deux chefs de service voulaient obtenir un changement de comportement de leurs collaborateurs. Leur tentative de solution consistait à inciter régulièrement les équipes à faire comme eux, convaincus que montrer l’exemple résoudrait le problème. Cette tentative fut suggérée pendant 4 ans ! Et plus ils proposaient moins ils obtenaient ; et moins ils obtenaient plus ils proposaient.

Introduisons ici deux types de changements selon W. Ross Ashby, repris par Paul Watzlawick et l’école de Palo Alto d’interventions stratégiques systémiques.
Le changement de type 1 prend place au sein d’un système, qui lui reste inchangé. Ici les chefs de service demandent à leurs collaborateurs de changer, à partir d’une croyance inchangée qui entretiendra la méfiance au lieu d’instaurer de la confiance, donc perpétuera des relations procès d’intention à l’égard de l’autre service:  » je te demande de mieux travailler mais je ne m’intéresse pas à ton regard sur le problème car le problème c’est toi ». On voit que ce changement maintient les règles relationnelles inchangées. Les services se parlent par devoir, mais ne s’écoutent pas et n’ont aucun espoir qu’il se passe quelque chose qui améliore leurs affaires. L’homéostasie se met en place pour que la communication tentée soit un échec et confirme qu’elle n’était pas utile. Dans ce cas de changement on peut même constater des déplacements de symptômes d’une personne ou d’un groupe vers un autre. Ici tantôt l’un des services adoptera un comportement de mépris, tantôt c’est l’autre qui en fera usage.
Le changement de type 2 lui, modifie le système fondamentalement. C’est en quelque sorte un changement de changement qui ne peut intervenir que comme une discontinuité, comme un saut logique. Il peut intervenir sans raison comme une sorte d’illumination ; c’est ce qu’ont vécu les deux chefs de service qui font partie du système. Ils m’ont soupçonné de manipulation à partir de leur analyse d’un changement de type 1. Pour ma part, de ma position extérieure au système constitué par les deux services, ce changement n’apparaît que comme un changement de prémisses pour les acteurs. Hier il ne faisait aucun sens de s’adresser à l’autre service puisqu’on obéissait à une injonction d’une hiérarchie non perçue comme apte à faire appliquer des comportements plus vertueux.
Ma seule présence comme extérieur au système, et mon incitation à coopérer, font passer le message implicite que si les deux services commencent à s’écouter mutuellement, ils vont pouvoir inventer ensemble des solutions confortables pour tous ; et aussi que ces solutions seront adoptées par la hiérarchie puisqu’elle est favorable à des accords.
On notera que ce changement a été possible et même naturel parce que l’injonction de coopérer est venue de l’extérieur du système, provoquant une discontinuité par rapport aux tentatives de changements de type 1.
Pour bien faire comprendre ces deux types de changement par un exemple simple, réduire ou accroître la vitesse d’une voiture en jouant sur le seul accélérateur est un changement de type 1, un réglage; changer de pignon grâce à la boîte de vitesse est un changement de type 2, un changement de changement.
Je ne peux m’empêcher de noter ici combien les grandes entreprises ont cherché, ces dernières années pour faire des économies de consultants, à internaliser leur accompagnement du changement en le confiant à des consultants internes, et condamner par là même l’apparition de changements de type 2 qu’ils appelaient de leurs vœux par ailleurs puisque seuls ces changements fournissent des résultats durables lorsqu’un problème est enkysté dans des changements de type 1.

Revenons à notre exemple. Par quoi est passé le changement pour que les collaborateurs se mettent à travailler harmonieusement avec le service adverse ?
Y a-t-il eu prise de conscience, insight comme disent les psy pour qu’ils voient le monde différemment ? Une sorte d’Eureka donnant envie soudain d’avoir confiance en son prochain ? Pas que je sache et en rien je n’ai cherché dans l’histoire passée des explications de l’état actuel.
Peut-on dire que leur expérience professionnelle accumulée les a incités à un comportement ou à un autre ? Aucun raisonnement de ce type n’a été énoncé. Ce n’est donc pas leur logique qui a changé tout d’abord. Ce n’est pas non plus leur relation aux autres collaborateurs qui a bougé en premier lieu.
Ce qui a changé c’est le regard porté par les collaborateurs du service que j’ai accompagné. Une réalité dite de premier ordre, appellation proposée par Paul Watzlawick, se concentrant sur les fait, montrait deux services qui travaillaient à côté l’un de l’autre. Le regard porté par chaque collaborateur sur ces deux services était empreint lui d’une opinion, d’une vision du monde : une réalité de second ordre, qui prenait pour acquis qu’il ne servait à rien de parler aux autres puisqu’il n’en sortirait aucune décision en leur faveur. Le changement de niveau 2 consistait à changer la réalité de second ordre. J’ai dû proposer un recadrage une seule fois, assez tôt dans ma mission, pour que les collaborateurs de l’un des services intègrent que s’ils se mettaient d’accord entre eux sur des propositions d’amélioration, celles-ci seraient regardées à haut niveau hiérarchique avec la plus grande attention, je m’y engageais. Et puis j’ai demandé qu’on se mette à inventer. Cette seule injonction a enclenché une spirale vertueuse où chacun s’est senti fier de devenir acteur de son travail. Donc j’ai proposé d’agir, de tenter des choses possiblement porteuses de progrès et de voir ce qui se passerait. Je n’ai pas même donné de direction à l’action car ils savaient beaucoup mieux que moi, et 10 directions ont émergé très vite, dont le dialogue avec le service dont on n’attendait plus rien.

Ceci renvoie à deux impératifs de Heinz von Foerster, cybernéticien de la première heure qui écrivait en 1984 : « Si vous voulez voir, apprenez à agir » et qu’il appelait son impératif esthétique et son impératif éthique était formulé ainsi : « Agis toujours pour accroître le nombre de choix ». Il y ajoutait dans une interview un impératif thérapeutique : « Si tu veux être toi-même, change ! ».
Commentons, en guise de conclusion ici mais très concrètement, ce premier impératif à la lueur de notre exemple : C’est l’action effectuée par les collaborateurs qui a provoqué un changement de réalité du second ordre. Et ce changement est comme la traversée d’un gué. De l’autre côté tout devient possible, mais seule la traversée a permis ces possibles. Et pour provoquer cette traversée il faut une personne extérieure suffisamment légitime pour que son injonction soit acceptée, avec le seul espoir que la vie sera peut-être meilleure après, mais sans savoir du tout ni pourquoi ni comment.

Alain GHERSON